Trois couples

L'avantage d'aller à New York une deuxième fois, c'est qu'on peut prendre le temps de visiter des lieux dits mineurs. J'étais allée au Met et au Moma lors de mon premier voyage, cette fois-ci je suis partie découvrir la Frick Collection.

J'ai adoré. Pour une fois, un musée à taille humaine - sis dans la demeure du richissime collectionneur et self-made man Frick. Quelques pièces, pas plus, et un cadre magnifique où les chefs d'oeuvre se mêlent au mobilier ancien et aux objets décoratifs précieux. Surtout, aucun académisme dans la mise en scène des oeuvres : Rembrandt côtoie Turner, Bellini fait de l'oeil à Goya et El Greco tutoie Gainsborough sans mettre en péril l'harmonie subtile d'une collection très personnelle. Si vous voulez vous lancer dans une visite virtuelle de la Frick Collection, je vous encourage à consulter le Google Art Project - c'est vraiment étonnant, et on pourrait y passer des heures.

J'ai également pu apprécier une expo temporaire consacrée aux tableaux en pied de Renoir. Je suis restée un long moment à admirer trois superbes scènes de danse. Je connaissais ces deux-là, d'habitude présentées au musée d'Orsay: La Danse à Bougival et la Danse à la ville.


Deux tableaux en miroir, conçus en pendants, qui jouent sur une série d'oppositions avec un sens de l'observation sociologique admirable. D'un côté, l'animation enjouée d'une partie de campagne, l'expression fraîche et spontanée d'une grisette fleurie, la complicité détendue de deux partenaires le temps d'une musette. De l'autre, la sophistication précieuse d'un grand bal bourgeois, l'élégance composée d'une jeune fille de bonne famille, l'accord de bon aloi d'un couple de convention.

Et puis j'ai découvert ce troisième tableau, habituellement hébergé à Boston.


Je suis littéralement tombée en arrêt devant cette troisième scène de danse. Il y a bien un arrière-plan qui suggère un contexte de bal populaire et certains accessoires qui évoquent un divertissement du dimanche - comme le chapeau jaune de l'homme. Mais on sent bien que l'observation sociologique n'est pas l'objet de ce tableau. Ici, c'est véritablement le couple, dans tout ce qu'il symbolise, qui crève la toile. La danse n'est plus un divertissement, une source de plaisir, une affaire de convention sociale ou un rite d'initiation. La danse est ce par quoi naît le désir.

Le peintre saisit une attitude, et tout est dit : l'attirance irrésistible de l'homme pour sa partenaire, dans ces lèvres tendues, ce regard caché mais que l'on devine insistant, l'emprise solide autour de la taille de la jeune fille, le pied résolument entreprenant dans les plis voletant de la robe en mouvement. Et face à ce cavalier émoustillé, une jeune femme à la fois consentante, séduite mais pudiquement en retrait, les yeux timidement baissés, les joues empourprées, le corps emporté dans le tournoiement de la valse.

Le désir y est une affaire sérieuse et troublante, qui éclate dans le langage des corps mais se cache dans le non-dit d'une bouche close et d'un regard masqué. L'érotisme affleure, au-delà de cette activité innocente réalisée aux yeux d'autrui qu'est la danse, et se résume à un détail d'importance : l'absence délibérée de gants aux mains des danseurs, ces accessoires sine qua non de toute les femmes de l'époque lors d'un bal, populaire ou bourgeois, et qui complètent la toilette des danseuses des deux premiers tableaux.

Ici, une pièce de tissu manque - et l'on perçoit le contact incandescent et intense de deux mains nues, unies par l'aimant puissant d'une attirance réciproque.


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